LA TISANE DU VIEIL ARDENNAIS: Source de croyances et de traditions populaires

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LA TISANE DU VIEIL ARDENNAIS: Source de croyances et de traditions populaires

Il en a fait du chemin Lucien Tilman, petit pharmacien de Bomal, depuis le jour où il eut la bonne idée d’inventer le «Thé du vieil Ardennais». L’officine du village est devenue laboratoire. On y élabore de savantes tisanes exportées en Europe, Liban, Taiwan, Afrique occidentale. Le curé jovial et joufflu voyage, emportant avec lui le parfum des plantes fleuries. L’histoire de cette potion magique est intéressante, tant elle réveille le souvenir d’une nature féconde, dont nos ancêtres se servaient à profusion. Nombreux étaient les «nés natifs» d’Ardenne qui se soignaient par les plantes avant l’avènement de la chimie. Ils récoltaient eux-mêmes les végétaux consommés ensuite en infusion. Les gens faisaient des cures de tisanes au lieu de faire la file chez le médecin. C’était dans les moeurs du temps. On discutait des vertus de tel ou tel végétal, des lieux propices à la cueillette.

De petites industries de transformation fonctionnaient empiriquement au sud du sillon Sambre-et-Meuse, surtout dans la région d’Ath et Lessines. Elles étaient alimentées par des ramasseurs de branches de genêt, feuilles de frêne ou racines de valériane. Cette flore était coupée, broyée, séchée, avant d’être distribuée directement aux consommateurs. Toute une culture de la santé tournait autour des plantes médicinales. On faisait de la phytothérapie sans le savoir.

Lucien Tilman, lui, savait. La joyeuse entrée des tisanes dans sa pharmacie commença à la fin des années 40. Sa première recette, à l’effigie d’un noble vieillard de nos campagnes, était un breuvage apaisant, diurétique, agissant contre la tension artérielle. Une spécialité, comme on disait à l’époque, avant le grand virage de l’industrialisation. Ce fut un succès inespéré. D’abord dans le village, puis aux alentours, et bientôt dans le pays tout entier. Les bonimenteurs parlaient d’un produit miracle qui fait vivre jusqu’à 100 ans. Le rêve véhiculé de bouche à oreille… Cela prête à sourire comme les fées et les nutons. Mais comme l’écrit si bien Patrice de la Tour du Pin : «Tous les pays qui n’ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid».
Tandis que les affaires se développent, voici qu’une loi interdit l’appellation «thé» pour les remèdes tirés des plantes. Qu’à cela ne tienne, l’entreprise Tilman fera désormais des tisanes ardennaises. À la potion originelle s’ajoutent des infusions pour les rhumatismes, la circulation sanguine, les voies respiratoires. Le tout présenté en vrac dans des boîtes attrayantes, ou en infusettes plus simples à l’emploi, voire en capsule qu’il suffit d’avaler. La petite cuillère, le tamis, c’est peut-être meilleur, convivial, mais on n’a plus le temps. Le petit sachet est désormais sur toutes les tables. Encore heureux que cette panoplie soit toujours à base de plantes !

Si l’entreprise perfectionne sans cesse le façonnage et marche avec son époque en proposant des pastilles aux extraits de carottes et des amincissants en douceur à base d’extraits d’algues et d’artichauts, elle n’en est pas moins réputée pour la qualité de sa production : En trois générations de pratique, nous avons acquis un solide expérience, dit Vincent de Cuyper, un des trois pharmaciens attachés à la direction. Toutes les matières premières en provenance de l’étranger sont passées au crible : contrôle de pureté vis-à-vis des pesticides, des micro-organismes, des moisissures, insectes et autres éléments étrangers. La recherche des résidus est indispensable. Nos produits doivent être parfaits si nous voulons être compétitifs dans un marché en pleine expansion.

Il est vrai que les plantes en provenance des pays de l’Est, par exemple, ne sont pas à l’abri de la pollution portée par le vent ou les pluies acides. Ce n’est pas parce qu’une plante est sauvage qu’elle se trouve en bonne santé. Les cultures de plantes médicinales elles-mêmes ne sont pas libres de substances chimiques. Depuis l’aube des temps, l’homme a eu recours aux plantes pour la guérison des maladies. Jadis, elles n’étaient pas polluées.

Aujourd’hui, ce sont mille précautions qu’il faut prendre pour bénéficier d’un label de qualité. Il faut veiller à la date de la récolte, aux méthodes de cueillette, au stade végétatif de la plante. Vérifier aussi le sérieux des intermédiaires et autres «traders» qui alimentent les herboristeries en matière brute, parfois semi-élaborée. L’intérêt du grand public pour les plantes médicinales n’autorise plus l’improvisation. Ce sont des dizaines de tonnes qui sont annuellement importées des pays où la main-d’oeuvre
est bon marché : Maroc, Égypte, Turquie, Inde, Madagascar… Le tilleul, la camomille, la menthe, la verveine, l’oranger sont les tisanes les plus demandées.

À tel point que la nature, en certains endroits du monde, est mise à rude épreuve. Les écologistes s’inquiètent : ce type de récolte, devenant trop intensif, risque de mettre en péril des sites naturels de haute valeur biologique. L’idéal serait de faire revivre chez nous les cultures de plantes médicinales, avec le concours de la technologie de pointe et en limitant l’usage de fertilisants chimiques. Cela éviterait en partie le pillage organisé dans les pays pauvres. Demain, peut-être…

Les plantes médicinales sont-elles des médicaments ? La phytothérapie a sa place dans la médecine moderne. La méthode empirique a cédé la place à la recherche scientifique. On découvre des propriétés nouvelles parmi les milliers d’espèces végétales de la planète. Maurice Vanhaelen, professeur à l’Université libre de Bruxelles, insiste sur le côté rituel et «flavour» de la consommation des tisanes et met les utilisateurs en garde contre la publicité mensongère. On ne doit pas boire des tisanes les yeux fermés. Méfions-nous aussi de l’automédication : ce qui vient de la nature est nécessairement bon ! Toute maladie requiert un diagnostic médical. Même la santé par les plantes est à ce prix…

Paul Wagner, journaliste
pour Le Soir, page 9 – 04/11/1995
référence interne: t-19951104-Z0A86G
référence Hermes: 23701

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